Pratiquer la frontière : Etat et sujets, entre identités et intérêts / Atelier CIERA
Les populations des espaces frontaliers ont longtemps pu apparaître comme des habitants à la fidélité politique et fiscale peu sûre : éloignés du centre du pouvoir, intégrés parfois depuis peu de temps dans les nouvelles limites de l’Etat, jouant quelque fois la situation de frontière, d’enclave, ces sujets – ou citoyens – n’ont en effet parfois pas manqué de profiter d’une situation en marge pour développer une communauté dont l’identité ne peut être unique ni uniforme. C’est notamment ce qu’avait déjà mis en évidence Peter Sahlins, en parlant d’une « usage particulièrement souple des identités dont ils [les habitants] disposent » (Frontières et identités nationales, 1996). Le même auteur écrivait encore : « L’Etat, sous l’Ancien Régime, n’est pas franchement "territorial" ; la monarchie française continue d’envisager sa souveraineté en termes de juridiction exercée sur les sujets plutôt que sur des territoires, préfère fonder l’administration non sur des circonscriptions territoriales précises, mais sur des notions juridiques telles que "juridiction" et "dépendances" ». Ce constat est certainement en partie discutable, tout le moins au fur et à mesure que l’on avance dans le second XVIIIe siècle : si Louis XIV définit la frontière, en effet, en termes de juridictions, les derniers Bourbons, dans le cadre de la définition de limites, sont dans une autre logique qui achève de jeter les fondements de notre conception de la frontière qui fonctionne avant tout comme un trait circonscrivant l’aire de souveraineté. On assiste bien à l’époque moderne, à l’affirmation progressive d’un Etat territorial ; celle d’une identité est une autre histoire, ou presque. Sur les frontières, comme ailleurs, les populations ont une attache et une pratique fortes au territoire local, avec cette particularité que cet espace vécu peut transcender la frontière d’Etat. Le quotidien et les réseaux anciens influent certainement beaucoup sur la perception – ou la non perception – de la frontière : existe-t-elle vraiment, aux yeux des habitants, lorsqu’il s’agit de trouver un conjoint, de pratiquer le culte, de commercer, de régler les différents ? Pour l’historien,comment lire les identités de ces populations frontalières ? La question n’est pas simple et surtout la réponse ne peut être unique. En effet, si l’on s’attache à avoir en arrière-plan le paradigme d’identité(s), il est fort probable que le pluriel s’impose. On devine que ces habitants constituent des communautés particulières – on n’ose à peine écrire « sociétés » - et surtout à géométrie variable : la définition même de ces communautés de frontière varie au gré des intérêts locaux, personnels et étatiques, et bien entendu des événements. Ce sont les interactions entre les acteurs locaux et « nationaux », en lien avec les exigences de chaque Etat de part et d’autre de la frontière, qui influent sur les communautés des frontières. Pour que l’historien ne sombre pas dans une mythologie anachronique de l’identité nationale, comme dans celle de l’identité locale, il lui faut trouver des testeurs pour tenter d’approcher au mieux la réalité de ces communautés, rurales et urbaines, et qui se concentrent à nos yeux dans un espace limité à une grosse dizaine de kilomètres de part et d’autre de la ligne étatique. Nous pouvons ainsi aborder la question de « L’Etat et des sujets/citoyens frontaliers » par divers biais. Celui de la justice et de la définition des aires/pratiques juridictionnelles semble un incontournable, car il constitue l’expression d’une souveraineté étatique : quelles sont les pratiques des habitants des frontières à l’égard des contraintes juridictionnelles imposée par l’Etat ? Y a-t-il eu une tendance à chercher la justice la plus accommodante ? Si oui, peut-on déterminer une baisse de cette pratique vers la fin de l’époque moderne ? Dans des cas de litiges avec des voisins outre-frontière, à qui en appelle-t-on ? Invoque-ton une appartenance nationale ? La question est d’importance, particulièrement dans des espaces qui ont pu changer d’appartenance étatique et qui doivent se plier à de nouvelles règles. La thématique du commerce à l’aune de la frontière s’impose. Les traités et accords de limites du XVIIIe siècle ne manquent pas d’invoquer les empêchements au commerce et, implicitement, la contrebande, pour justifier la nécessité de faire disparaître des enclaves et mieux définir la ligne frontalière. Le commerce illégal est vu comme un arrangement par les habitants qui peuvent en bénéficier, mais comme un outrage régalien et fiscal par l’Etat. Dès lors, il est pour nous une porte d’entrée à utiliser pour chercher à mieux circonscrire une définition des communautés frontalières. Enfin, il ne faut certainement pas négliger de regarder un autre élément du quotidien de ces populations : la recherche du conjoint. La question peut paraître anodine mais elle ne l’est pas, notamment lorsque l’on fait entrer dans le jeu les questions confessionnelles. Dans des espaces qui peuvent parfois être de densités faibles, où des élites peuvent rechercher des alliances avec des égaux, où de plus modestes doivent trouver un(e) conjoint(e) dans un périmètre assez limité, le poids du tissu paroissial, du confessionnel et des règles canoniques est à considérer. S’empêche-t-on d’aller chercher l’âme sœur outre-frontière ? Voilà qui mérite quelques études de cas pour fournir des éclairages. On le voit, ces points de réflexion ne sont nullement exclusifs les uns des autres. Ils s’interpénètrent
d’ailleurs assez largement et ne manqueront pas, au gré d’exemples étudiés, de nous donner à mieux appréhender cette idée de communautés de frontière entre les XVIe et début XIXe siècles.