La parole publique en ville des réformes à la Révolution
L’étude de la parole et avec elle des expressions publiques de l’oralité, dans le cadre territorial des cités, entre le temps des Réformes et les débuts de la Révolution, sont l’objet même de ce projet de colloque. La rencontre d’un champ spatial, l’espace urbain comme « univers de langage » et lieu de concentration des institutions, et d’une modalité majeure de la transmission d’un message ou d’un savoir, à des auditoires « publics » plus ou moins élargis selon les circonstances, offre en effet un terrain favorable à une enquête qui se réclame de différentes traditions historiographiques. L’invitation est donc notamment lancée aux historiens du fait urbain, du fait religieux, du droit, des académies et sociétés savantes, de la sociabilité urbaine. Le domaine est bien vaste, aussi convient-il pour cette première approche de le restreindre. Souhaitant accompagner une évolution des plus certaines - les prises de parole s’institutionnalisent fortement entre XVIe et fin XVIIIe siècle et font l’objet d’une ritualisation développée -, ne seront ainsi envisagées que les situations impliquant un orateur dûment mandaté par une institution et s’exprimant depuis un lieu conçu à cette fin, et à une occasion strictement déterminée. Cela concerne donc les prédicateurs en chaire, les académiciens à la tribune, les hommes de pouvoirs, d’état, de loi ou autre rhéteurs chargés de prononcer harangues ou discours programmés. Si l’orateur s’y exprime le plus souvent seul, une dimension à plusieurs, notamment dialoguée, n’est pas à exclure pour autant.
La seconde ambition particulière du projet consiste à « décloisonner » les approches historiographiques habituelles pour, au terme d’un vaste tour d’horizon, favoriser les comparaisons dans un esprit pluridisciplinaire. Il faut alors porter son attention sur les différentes manières de se préparer à parler, les formes données aux discours, souvent très poreuses entre les domaines, à tel point que dans les listes d’ouvrages conseillés aux prédicateurs figurent régulièrement des livres destinés à l’art du barreau. Non seulement les techniques de communication sont en pleine évolution et ne s’ignorent pas, véhiculant même des règles très proches, mais les occasions de se parler et de se rencontrer deviennent de plus en plus fréquentes accélérant la dynamique des échanges de type normatif. Peuvent en résulter des situations de concurrence entre les institutions, les lieux ainsi que des joutes oratoires directes ou indirectes (se répondre l’un l’autre depuis des tribunes différentes). Enfin, il existe également le cas de quelques orateurs s’exprimant depuis plusieurs de ces lieux, par exemple en chaire pour une férie religieuse puis en tant que membre d’une académie. A quel point le changement de lieu, et donc d’objectif, implique-t-il alors un changement de méthode et de style ? Un élargissement possible de ce thème concerne la « fabrique de l’orateur » et celle de la parole, objets d’une très grande attention, aisément repérables en milieu urbain où les notions d’apprentissage, d’émulation et d’imitation ainsi que l’existence de lieux où elles sont enseignées (noviciats, couvents, séminaires, collèges, facultés …) sont à prendre en considération.
Comme tout livre a son lectorat, tout orateur a son auditoire. Le constater relève du bon sens attendu des bons orateurs engagés, notamment les prédicateurs chargés de veiller à s’oublier eux-mêmes pour ne viser qu’à l’efficacité de leur parole. Les circonstances mêmes des discours (station liturgique, commémoration historique et civique, rentrée institutionnelle, basculement d’ordre politique, controverses organisées, « inventions » d’une nouvelle parole …) sont absolument déterminantes. Nous supposons donc comme acquise l’existence d’une parole travaillée en amont afin d’être en adéquation avec un public invité ou attiré à cette fin. S’attarder sur l’auditoire, observer son apparente homogénéité ou son aspect extrêmement mêlé, savoir à quel point on en tient compte, permettent de mettre en perspective la parole et de mesurer plus concrètement son impact.
L’analyse de la portée de la parole conduit enfin à présenter ses rapports à l’écrit. Oralité et écriture, voilà un thème ayant fait l’objet de multiples réflexions pluridisciplinaires. Il n’est pas question ici de revenir sur le vieux et stérile débat mettant en scène l’affirmation de l’un (l’imprimé) et l’éventuel affaissement de l’autre (l’oralité) car on sait bien, comme l’a écrit Claude Hagège, que « l’invention de l’écriture […] n’a […] pas remis en cause l’empire de l’oralité » (L’homme de paroles, 1986, p. 9-10). Il s’agit plutôt de reprendre le jeu de partage qui lie les deux dans le cadre spatio-temporel des villes. Un point de départ intéressant peut être dégagé de l’un des emplois proverbiaux que donne le Dictionnaire de Furetière (1690) du mot livre : « on dit […] qu’un homme parle comme un livre, quand il parle bien ou qu’il affecte de paraître savant » (cité par Françoise Waquet, Parler comme un livre, Paris, 2003, p. 397). On ne peut mieux exprimer l’idée que l’autorité reconnue d’une parole prononcée a quelque chose à voir avec la référence imprimée, mais jusqu’à quel point la pratique a-t-elle valeur de règle aux yeux des contemporains ? Il pourrait être encore intéressant de redécouvrir comment s’ordonne concrètement ce rapport, comment la parole publique parvient à se pérenniser par le biais du passage à l’imprimé, manière de voir ce qui reste de cette oralité dans le discours livré à l’imprimeur.