Livres, bibliothèques et lecture dans les couvents mendiants (Lorraine, fin XVIe-fin XVIIIe siècle)

HENRYOT Fabienne
Directeur / directrice de thèse hors CRULH
MARTIN Philippe
Date de soutenance
Membres du jury hors CRULH
DOMPNIER Bernard
CHARTIER Roger
PLAZANNET Fabien
HUREL Daniel-Oron

À quoi servent les bibliothèques ecclésiastiques de l’époque moderne, avant que la Révolution ne s’en saisisse avec mépris ? Quels liens – mémoire d’un ordre, reflet d’une identité, lectures de combat ou d’instruction – les religieux entretiennent-ils avec leurs livres ? À ces questions, les historiens ont tenté de répondre, dans les années 1980-1990, en exploitant une source aussi monumentale que difficile d’interprétation, les inventaires révolutionnaires rassemblés dans la série F17 des Archives nationales. Puis l’intérêt semblait s’être épuisé dans le constat d’impuissance à retrouver les lecteurs derrière les livres. C’est tout l’objet du travail de Fabienne Henryot, issu d’une thèse soutenue en 2004, qui reprend et décale avec force l’étude des bibliothèques ecclésiastiques vers une histoire de la lecture au couvent.

Plus encore que d’autres figures de religieux, bénédictins ou jésuites, celle du mendiant se présente comme un lieu de tension propice à l’enquête. L’idéal de pauvreté, la préférence pour l’oralité, la méfiance à l’égard de toute forme d’appropriation individuelle compliquent d’emblée le rapport au livre ; le souci de renfermer la lecture dans le cadre très contrôlé de la bibliothèque commune s’accorde mal avec la lecture spirituelle, silencieuse et solitaire promue par la Contre-Réforme ; le processus de professionnalisation du métier de prédicateur exige de nouvelles manières de travailler. En somme, c’est l’émergence de la lecture personnelle dans le monde mendiant, à la rencontre des normes et des pratiques, que l’auteur nous convie à suivre. L’espace de son enquête est celui des diocèses de Toul, Metz et Verdun entre la fin du XVIe et la fin du XVIIIe siècle, soit cent sept maisons d’hommes de neuf ordres différents, majoritairement franciscaines.

La norme, c’est d’abord celle que dessine (en texte et en images) la littérature hagiographique du XVIIe siècle. Alors que les familles religieuses questionnent leur place dans l’univers clérical, les ordres mendiants donnent au geste de lire des valeurs différentes, pas toujours univoques : c’est le « savoir suffisant » des franciscains, le livre signe d’orgueil mais aussi oracle chez les capucins, les études au service de la pastorale chez les dominicains, la lecture mystique des carmes. L’ensemble signale que les mendiants occupent une place originale au sein du monde monastique, entre le rejet complet des livres, que l’on trouve encore chez les trappistes à la fin du XVIIe siècle, et la familiarité sans réserve des bénédictins avec la culture imprimée.

La norme est ensuite celle, intellectuelle, que présente la bibliothèque rassemblée. L’étude des inventaires sur deux siècles et dans une perspective comparée permet à l’auteur de bousculer deux acquis historiographiques. La forte prédominance de la théologie que l’on constate à la veille de la Révolution (elle constitue en moyenne les deux tiers des fonds) n’est pas une donnée de longue durée. Elle résulte d’une évolution séculaire qui voit cette partie se renforcer aux dépens des savoirs profanes, à la faveur de la réforme des programmes d’études au tournant du XVIIIe siècle et de la moindre prégnance des dons de livres venus du monde laïque. Ainsi, le XVIIIe siècle, longtemps vu comme une phase d’atonie des collections, constitue en réalité « le moment essentiel où elles acquièrent la texture sous laquelle on les connaît au moment de leur nationalisation », où s’enregistre la fracture culturelle entre le monde des clercs et la société urbaine (p. 145). Cette physionomie des fonds mendiants les distingue des bibliothèques monastiques et canoniales de Lorraine (où la théologie n’excède pas la moitié des fonds) et les rapproche des autres collections mendiantes du royaume. En ce sens, la bibliothèque conventuelle ne peut pas être vue comme le miroir de la culture d’un couvent ou de celle de son territoire, mais comme « l’expression d’une norme qui dépasse le cadre local ou provincial », ce qui autorise à considérer l’échantillon lorrain comme « un espace religieux et culturel typique de l’Ancien Régime conventuel » (p. 157).

La norme est enfin celle, matérielle, qui organise le rapport aux livres dans le cadre de la bibliothèque : c’est l’objet des statuts et des constitutions. L’auteure montre bien comment les règles sont travaillées par des pratiques qui ne s’inscrivent plus dans le cadre communautaire et qu’elles finissent par enregistrer et rendre visibles, avec quelques décennies de retard. Chez les récollets, on passe entre 1702 et 1764 de l’interdiction formelle de posséder des livres à la permission d’en recevoir et de former de petites bibliothèques personnelles. « Ainsi, dans ces mêmes années que les historiens des bibliothèques ont désignées comme celles du déclin des collections conventuelles, celles-ci se sont émancipées de plusieurs siècles de surveillance » (p. 195).

Comment retrouver ces lecteurs en chambre ? En historienne aguerrie et inventive, Fabienne Henryot rassemble les indices : relevés de livres manquant en place, qui signalent les ouvrages empruntés par les religieux, marques ad usum, qui accompagnent les concessions temporaires, marque-pages oubliés dans les livres. Les inventaires révolutionnaires mettent également en évidence ces micro-bibliothèques personnelles constituées de dons, d’achats et d’emprunts à la bibliothèque commune, qu’elles reviennent grossir à la mort du religieux. L’accumulation de livres dans les chambres des mendiants reste moins importante que dans les autres ordres et toujours soumise aux exigences immédiates de leur fonction pastorale. Mais l’essentiel est là : ces petites collections de livres récents, en prise avec les nouvelles façons de prier, de prêcher et de réfléchir, manifestent l’émergence de l’individu et la marginalisation de la bibliothèque commune comme lieu d’étude et de définition active de l’identité régulière.

Quoique personnelle, cette lecture au couvent reste profondément normée. Fabienne Henryot en distingue quatre modalités, spirituelle, théologique, apostolique et érudite, qu’elle étudie en croisant l’analyse des prescriptions dispensées par la littérature normative, celle du fonds des bibliothèques et la trace des lectures avérées. Pour retrouver ces dernières, elle fait feu de tout bois, et notamment de la production écrite des mendiants lorrains (135 titres parvenus jusqu’à nous), qui lui permet de restituer les formes du « remuement » des livres (p. 349). Deux cahiers de notes, à quarante ans d’intervalle, montrent ainsi la grande stabilité de la pratique de la lecture spirituelle et de son répertoire. Au contraire, les recueils de sermons attestent l’évolution des références et des manières de travailler des prédicateurs. D’abord pétrie de culture classique, historique et théologique, la rhétorique sacrée est marquée au XVIIIe siècle par l’importance croissante de la patristique et surtout des sermonnaires, « collections » prêtes à l’emploi qui occupent entre le quart et la moitié des fonds théologiques des couvents à la fin du XVIIIe siècle. La démonstration est aussi éclairante pour la lecture savante, qui occupe le dernier chapitre de l’ouvrage. Les nouvelles exigences du travail historique élevées par les mauristes modifient en profondeur les manières de lire et les stratégies documentaires et, avec elles, le rôle de la bibliothèque communautaire. Au XVIIe siècle, le père Donat de Nancy peut rassembler à la bibliothèque des tiercelins les ouvrages nécessaires à son projet et la transformer en véritable espace de travail pour tous les amateurs d’histoire lorraine. Au siècle suivant, le capucin Benoît Picart se fait ouvrir les bibliothèques du quart nord-est du royaume, et couvre de notes des dizaines de feuillets que ses coreligionnaires détruisent à sa mort.

Cette histoire de la lecture au couvent permet de faire retour sur la thèse de la crise des bibliothèques ecclésiastiques à la fin de l’époque moderne. Fabienne Henryot montre que la collection commune conserve une fonction symbolique, mémorielle et institutionnelle intacte : son anachronisme apparent vient de ce qu’elle se déploie dans une temporalité qui n’est pas celle du siècle. Si les nouveautés y entrent tard, c’est aussi qu’elles sont restées longtemps entre les mains des religieux : la bibliothèque n’est plus la source des lectures, mais le bassin collecteur de livres d’abord pratiqués en chambre. Lecteurs, les mendiants le sont donc, mais à leur manière. Ils partagent avec leur siècle certaines manières de lire, comme la lecture spirituelle dont le modèle, forgé par les minimes, passe du couvent aux communautés féminines et à la société laïque, ou à la recherche historienne qui les inscrit au sein de la République des lettres. Fruit d’une analyse serrée des textes, mais aussi d’une plongée courageuse dans l’océan des livres parvenus des bibliothèques conventuelles à nos actuelles bibliothèques municipales, maniant ensemble le chiffre, le verbe et l’image, l’ouvrage de Fabienne Henryot constitue un modèle pour l’histoire de la lecture et des pratiques intellectuelles. On peut lui être reconnaissant d’avoir réveillé un objet assoupi, de lui avoir redonné vigueur et force de suggestion, et d’avoir ré-amarré le mendiant à l’univers des lecteurs de l’époque moderne.